Dossier spécial : Marché et couverture des frais de santé
- Batifoulier et AS Ginon, « Les marchés de l’Assurance Maladie Complémentaire. Logiques économiques et dispositifs juridiques »
- Jean-Paul Domin et Amandine Rauly, « La transformation de l’assurance maladie complémentaire ou la construction coûteuse d’un marché réglementé »
- Catherine Vincent, « La reconfiguration du marché du risque santé par la négociation : de l’interprofessionnel à l’entreprise et du contrat individuel au collectif »
- Batifoulier, « Développer le marché de l’assurance pour le “bien” du patient. Les dangers d’un paternalisme marchand »
- Renaud Gay et Catherine Sauviat « Le système de santé américain, toujours au centre du débat public neuf ans après l’Affordable Care Act »
Lien vers la revue https://www.dalloz-revues.fr/revues/RDSS-39.htm
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Introduction par Michel Borgetto
Contrairement à ce qui a prévalu en Grande-Bretagne où le choix a été fait d’instituer un service national de santé (National Health Service) délivrant gratuitement les soins, la couverture des frais de santé a été organisée, en France, dans le cadre de la branche « assurance maladie » de la Sécurité sociale, laquelle s’est donné pour but de solvabiliser la demande de soins via le remboursement aux assurés de leurs dépenses de santé. Choix en l’occurrence lourd de conséquences : le fait que le système d’assurance maladie obligatoire (AMO) consente à ne rembourser, on le sait, qu’une fraction seulement des frais engagés (le solde doit être assumé par les assurés) ayant favorisé très tôt l’essor d’une protection complémentaire – facultative – destinée à réduire de manière plus ou moins substantielle les restes à charge.
Or, loin de se stabiliser voire de régresser, le champ de la protection complémentaire n’a cessé, au fil du temps, de s’élargir et de se modifier, en liaison avec plusieurs évolutions : politiques de déremboursement et/ou de « responsabilisation » du patient consécutives aux déficits récurrents de l’AMO ; volonté de favoriser l’accès aux soins des plus démunis via l’instauration de la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) ; obligation pour les entreprises, en 2013, de mettre en place – via notamment des négociations entre les partenaires sociaux – une complémentaire santé au bénéfice de leurs salariés ; mise à la charge de l’employeur, trois ans plus tard, du « versement santé » (ou « chèque santé ») visant à permettre à la frange précaire du salariat (titulaires de CDD de moins de trois mois…) de financer sa couverture santé individuelle…
Au terme de ces évolutions, un paysage largement transformé au regard à la fois de ses acteurs, de sa gouvernance et de ses stratégies : les organismes d’assurance maladie complémentaire (OCAM) sont amenés à intervenir sur un marché marqué par une grande diversité d’offreurs, les uns étant des sociétés commerciales (compagnies d’assurance) tandis que d’autres sont des organismes à but non lucratif (mutuelles, institutions paritaires gérées par les partenaires sociaux) ; les organisations syndicales et patronales ont désormais vocation, quant à elles, à jouer un rôle croissant dans la gouvernance du système en tant qu’elles constituent, depuis 2013, des « prescripteurs d’assurance » ; enfin, les stratégies mises en oeuvre pour conquérir ou conserver des « parts de marché » se traduisent par de très importants mouvements de concentration, de fusion/acquisition et d’alliances stratégiques alors même que leurs promoteurs sont invités à concilier impératifs d’intérêt général, rentabilité financière voire, pour certains d’entre eux comme la Mutualité, valeurs de solidarité.
Autant de transformations dont l’analyse exigeait, pour être menée à bien, que soit privilégiée ici une approche résolument pluridisciplinaire, mobilisant à la fois les ressources du droit, de la science économique et de la science politique. Approche grâce à laquelle il a été possible de faire ressortir, entre autres enseignements, que les politiques de différenciation des assureurs (singularisation de la couverture…) conjuguées à une mise en concurrence par la qualité ont débouché, au final, sur un écart croissant entre l’AMC et l’AMO : la première étant de moins en moins complémentaire de la seconde ; que l’introduction de mécanismes de marché dans le secteur des OCAM s’est soldée, contrairement à ce que la concurrence est pourtant censée produire, par l’augmentation des prix des contrats et non par leur diminution : situation pour le moins paradoxale car aboutissant non pas à une amélioration des droits des assurés mais bien plutôt à une érosion de la logique de solidarité ; que la mise en place d’une complémentaire santé dans l’entreprise s’est retrouvée, chez les partenaires sociaux, au coeur d’un certain nombre de questions délicates et toujours en débat (par exemple, faut-il privilégier l’égalité des prestations ou de qualité meilleure pour certains, pallier l’absence de revalorisations salariales, ou encore favoriser la mobilité de la main-d’oeuvre ?) ; que l’essor de l’AMC doit se saisir à la fois comme le symptôme et le vecteur d’une « responsabilisation » du patient pour le moins discutable sur le plan démocratique : celui-ci étant invité notamment à adopter des comportements « responsables » (vie saine, etc.) au nom de l’intérêt général sans être amené à délibérer sur ce qu’est au juste ce même intérêt général… ; ou encore que l’évolution du système de santé américain confirme d’une certaine manière les constats opérés en France : la mise en place de l’Obamacare n’ayant pas empêché les fournisseurs de soins de continuer à fonctionner comme de puissants groupes d’intérêt et de rendre les « acheteurs » de soins (employeurs et patients) presque aussi vulnérables qu’auparavant.
Les contributions qui suivent ont été rédigées dans le cadre d’un projet de recherche (Marché du risque santé : construction, gouvernance, innovation sociale/MaRiSa) associant, autour du laboratoire IODE (CNRS-Université de Rennes 1), le CEPN (CNRS-Université Paris-Nord) et l’IRES. Qu’il nous soit permis ici de remercier chaleureusement Philippe Batifoulier et Anne-Sophie Ginon qui se sont chargés de constituer le présent dossier et ont bien voulu en confier la publication à la RDSS.